Les mots évadés

La fenêtre est gelée contre mon front soucieux. Au dehors, le parc verdoyant laisse éclater ses couleurs de printemps sans parvenir à chasser mes pensées obscures. Je tente de me concentrer sur le sentier de cailloux clairs, le serpentin qu’il dessine au milieu de l’herbe verte fraîchement coupée. J’imagine l’odeur de terre mouillée par la rosée du matin, ainsi que le chant des oiseaux dont je suis privée par ce vulgaire double vitrage. Une dame à la peau claire est adossée sous un arbre, protégée sous ses feuilles du soleil matinal. Quelques bancs semblent attendre un fessier, et moi j’attends dix-sept heures.

Je me souviens, petite, j’aimais regarder par la fenêtre à l’école. Je m’inventais une autre vie, par delà les hauts murs de la stricte école privée. Ici, les murs sont moins hauts, mais la sensation d’enfermement est la même.

J’aperçois au dehors quelques groupes qui se promènent. Certains traînent la patte, déambulent sans but, profitent de la chaleur douce et réconfortante des premiers rayons de mai. Le temps semble s’étirer dans ma chambre, le tic-tac incessant de la vieille horloge murale me fait prendre conscience de chaque seconde qui passe, de chaque seconde que je laisse filer entre mes doigts sans rien pouvoir changer à mon destin.

J’ai longtemps voulu accélérer le temps, vivement le week-end prochain que l’on fête mon anniversaire ! J’ai tellement hâte d’entrer au primaire ! Pourvu que l’on arrive vite aux vacances ! Si seulement les épreuves du baccalauréat pouvaient être terminées ! Quand je serai grande, quand on aura fini de payer la maison, quand les enfants seront grands….

On fait des projets, on envisage, on repousse, tout ça pour se retrouver ensuite clouée devant un sablier géant qui égrène chaque seconde en vous rappelant que votre temps est compté.

Je me laisse retomber au fond du fauteuil, qui émet un grincement sinistre, comme une protestation. Le mobilier autour de moi est plutôt joli, sobre mais élégant. Tout est en bois clair, sans moulures, sans vernis comme les armoires d’époque que j’avais avant. Il y a même un grand écran plat suspendu au mur, sur lequel j’aime regarder les jeux et les feuilletons quotidiens.

Dans le couloir, des rires me parviennent. Le soleil réchauffe les cœurs et met de la joie dans les journées des résidents et du personnel. La lumière qui entre par la fenêtre semble éclairer la pièce et je ferme les yeux un instant. J’aime me raconter des histoires, pour passer le temps puisque j’en ai à revendre. J’observe les personnes qui habitent mon quotidien, Chloé, la jeune stagiaire qui vient me faire la toilette. J’ai bien vu qu’elle en pince pour le jeune homme du service technique. Je ne sais pas ce qu’elle lui trouve, il est bien plus petit qu’elle et s’y est pris à trois reprises pour changer mon ampoule la semaine dernière.

Alors que je sens le sommeil m’emporter, trois petits coups retentissent, puis la porte de ma chambre s’ouvre lentement, avant même que je dise « entrez ». C’est ma voisine, Colette, pour qui l’intimité est une notion très relative. Elle referme la porte et s’approche de moi en trottant, un sourire sincère sur son visage émacié.

-Tu ne descends pas ? Il fait un temps radieux dehors.

Je m’apprête à lui lancer une remarque acerbe car je n’ai aucune envie de sortir de ma chambre. J’aime écouter le silence, rêvasser en regardant par la fenêtre et par-dessus tout, me perdre au milieu des pages d’un bon livre. Je suis consciente d’être privilégiée : le château est splendide, le parc immense et bien entretenu. Ma chambre est plus grande que mon premier appartement, et le personnel est plus que dévoué.

Pour justifier la facture mensuelle exorbitante, les activités se multiplient. Nous pouvons, au gré de nos envies participer aux activités cuisine, aux ateliers créatifs ou gymniques, assister à un concert ou visionner un film dans la salle de projection. Le samedi, Tatiana la coiffeuse installe ses bacs à shampoing pour nous faire la mise en plis. Le dimanche, il y a la messe à la chapelle, puis un repas somptueux servi dans la véranda. Je me demande souvent quelles pratiques illégales ont mises en œuvre mes enfants pour payer cette maison de retraite.

Je fixe la pendule, il est à peine quatorze heures. Il va falloir occuper cette morne après-midi en attendant dix-sept heures. De mauvaise grâce, je m’extirpe de mon fauteuil et suis ma voisine d’un pas traînant. Le linoléum couleur crème est fraîchement lavé et une jeune femme en tenue de travail nous somme de prendre garde à ne pas glisser. Puis elle tape un code mystérieux sur un petit boîtier afin que nous puissions descendre. Nous atteignons l’ascenseur qui nous ramène au rez-de-chaussée. Tatiana est en train de sortir ses brosses et ses paniers débordants de bigoudis. Pimpante comme toujours, elle arbore ce samedi un ensemble couleur miel et des sandales à talons hauts. Une petite file commence déjà à se former tandis que nous sortons sur la terrasse.

La promenade serait agréable si je n’avais pas si mal aux jambes. Le kinésithérapeute qui s’occupe de moi passe son temps à me répéter qu’« Il faut marcher, ma petite dame ». Dommage qu’il ne soit pas là aujourd’hui pour me voir trotter sur le sentier. Colette, elle, se porte comme un charme et crapahute deux mètres devant moi. Je me demande bien pourquoi elle a tenu à ce que je l’accompagne. Finalement, nous prenons place sur un banc à l’ombre. Elle sort son tricot et enchaîne avec dextérité des rangs de mailles endroit et envers, tandis qu’elle me raconte pour la dixième fois au moins la communion de son petit-fils, âgé aujourd’hui de trente-deux ans.

Vers seize heures, prétextant une envie pressante, j’abandonne ma charmante voisine à ses radotages et rejoins ma chambre, heureuse toutefois d’avoir pris un bol d’air. Une fois installée dans mon fauteuil, je ferme les yeux et laisse le sommeil m’emmener loin d’ici. Mes rêves m’emportent souvent dans mes souvenirs. Parfois, ils transforment la réalité, la rendent plus acceptable. D’autres jours, mes songes sont un magma épais dans lequel je ne parviens pas à distinguer le vrai du faux. Puis tout redevient normal, comme si tout avait retrouvé sa place dans ma tête.

Ça y est. Il est enfin dix-sept heures. Je tends l’oreille, à l’affût du moindre grincement, du moindre crissement de semelle dans le couloir. Et soudain…

Toc toc toc

Trois coups secs et la porte s’ouvre. Je m’attendais à voir Geneviève, avec son sourire paisible et ses lunettes perchées sur sa tête. À sa place se trouve un jeune homme. Il est plutôt grand, l’air gauche. Il entre dans ma chambre en marmonnant un « bonjour madame », les yeux baissés sur ses baskets flambant neuves, poussant lentement un gros chariot. Plus qu’un chariot, c’est un meuble en bois sombre, monté sur roulettes, dont les rayonnages sont remplis de livres. Chaque semaine, Geneviève m’apporte un peu de joie. Je choisis avec soin quelques ouvrages afin de m’évader de ma prison. Pas besoin de porte, de codes ni de billet d’avion pour voyager au-delà de l’enceinte du vieux château. Juste des pages, des mots et des histoires pour me faire oublier le quotidien.

Je rends au jeune remplaçant les six ouvrages dévorés cette semaine et il tape rapidement sur sa tablette électronique. Puis il place l’armoire à livres roulante près de mon fauteuil et je parcours les tranches avec une excitation non feinte. J’aime ce moment où, comme guidée par un fil invisible, ma main saisit un ouvrage, attirée par son épaisseur, sa taille ou encore la couleur de sa couverture. Puis je feuillette rapidement, captant en un coup d’œil la longueur des chapitres, la police d’écriture, l’odeur du papier. Je ne lis jamais le résumé en quatrième de couverture car ils en disent souvent trop. En revanche, je sais dès les premières lignes si l’auteur est capable de m’emmener avec lui à l’aventure. Je suis tellement admirative des écrivains ! Comment est-il possible d’avoir inventé de toutes pièces l’épopée de Frodon et sa quête de l’anneau ? Comment un simple humain peut-il, par ses mots, nous faire oublier le présent ? Comment un poète peut-il, à travers la mélodie de ses vers, nous tirer des larmes ?

La lecture est un trésor. Chaque livre nous rend plus riche. Mais nous lecteurs, sommes de grands rêveurs, dans une quête infinie de liberté.

Le jeune homme m’observe. Il commence à s’impatienter et toussote discrètement pour me rappeler sa présence.

Lorsque je lui signifie que j’ai terminé, il quitte à regret son jeu consistant à aligner des bonbons multicolores et se met à enregistrer les livres empruntés sur son appareil.

-Vous aimez lire, jeune homme ?

-Oui, madame, j’adore ça ! Surtout les mangas et la science fiction !

-J’aurais tellement aimé écrire, vous savez ! Parfois, j’ai l’impression que l’auteur s’adresse directement à moi ! Comme si nous avions vécu la même chose !

-Oui, je comprends ce que vous voulez dire. Souvent, j’ai le sentiment de partager quelque chose de très fort avec celui qui écrit, comme si nous nous connaissions mieux que personne.

Le stagiaire dégingandé a disparu et laissé la place à un jeune adulte dont les yeux brillent lorsqu’il parle des livres. Ce scintillement est le même chez tout les lecteurs, il est débordant de curiosité, d’admiration et d’émotion au seul souvenir d’un ouvrage. Il est parfois même ravagé de douleur ou en colère devant la mort injuste d’un personnage.

-Vous savez, je me suis déjà sentie abandonnée à la fin d’un roman. Comme si, en tournant la dernière page, le monde que je m’étais construit avec les héros tombait en poussière.

Soudain, ses yeux s’arrondissent.

Lentement, il tourne la tablette vers moi. Sur la page internet s’affiche la photo d’une femme que je crois reconnaître. Elle a mes yeux et mon cou gracile. Les filaments gris qui s’insinuent dans ma chevelure n’ont pas encore fait leur œuvre et son sourire est confiant. La bibliographie détaillée en dessous n’en finit pas.

-Mais, madame Welter ! C’est vous qui avez écrit tous ces livres ! Vous ne vous en souvenez pas ?

Un écrivain est quelqu’un à qui la réalité ne suffit pas.

 

Diane

3 réflexions sur « Les mots évadés »

  1. J’adore!

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  2. decesmotsbutines mars 1, 2020 — 6:12

    Bonjour ! Une chute inattendue. Un élément déclencheur un peu tardif à mon goût. Une écriture fluide. Bravo !

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    1. Merci beaucoup pour vos encouragements ! 🙂

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