Je m’arrête net, ma mère me percute en râlant avant de comprendre la raison de mon arrêt soudain. Elle émet un petit hoquet de surprise en prenant garde à rester planquée derrière moi au cas où il y aurait du grabuge. Les secondes semblent se dérouler au ralenti tandis que personne ne parle. Je tente de prendre un air contrit, heureusement qu’ils ne sont pas au courant pour Thomas et moi !
Puis Jenny apparaît aux côtés de son frère. Un malaise pesant flotte dans l’air. Quentin semble fatigué, éreinté même. Il danse d’une jambe sur l’autre et tripote les franges de son écharpe à carreaux qu’il porte depuis 15 ans. Il me regarde comme une étrangère. Ça me fait encore plus mal que le jour où je l’ai quitté. Mais je sais que je ne peux pas lui en demander plus. Il ne m’insulte pas, c’est déjà ça !
Passé l’effet de surprise, Jen s’approche de moi et m’étreint succinctement. L’accolade est cependant puissante car elle me coupe le souffle un instant. En reprenant ma respiration, je sens une délicate odeur fruitée, comme celle d’un gel douche à la fraise ! Ou à la fraise des bois ! Que je suis bête, Jen est allée dormir chez son frère quelques jours pour le soutenir ! Comment ai-je pu penser une seconde que Quentin m’avait déjà trouvé une remplaçante ?!
Lorsqu’ils aperçoivent ma mère, qui se dandine maintenant à mes côtés, Jen et Quentin semblent retrouver leurs voix et prennent poliment de ses nouvelles. Je me sens mise à l’écart, presque transparente face à ces deux êtres avec qui j’ai passé la majeure partie de mon existence. Je repense à tous ces choix qui façonnent notre existence. Aux différents chemins qui s’offrent à nous et je ne peux m’empêcher de me questionner.
Revoir Quentin si froid est étrange pour moi, mais comment aurais-je réagi si la situation était inversée ? En toute honnêteté, je crois que je l’aurais insulté sans scrupules. Je regarde alors Jen de manière insistante jusqu’à ce qu’elle tourne la tête vers moi. Je me sens minuscule, j’ai l’impression de quémander des miettes d’affection. Je ne supporterais pas que notre amitié si chère se brise. Soudain elle tourne ses yeux vers moi et un sourire se dessine sur son visage. Elle ouvre la bouche, mais se ravise au moment où Quentin tire sur sa manche d’une façon peu discrète.
Elle pose sa main sur mon bras et me glisse :
-On essaie de se voir après les fêtes d’accord ?
J’ai envie de faire la danse du ventre. Mon cœur semble tout chaud au fond de ma poitrine. Quentin me fait un léger mouvement de tête, adresse le même à ma mère et tourne les talons d’un air emprunté. Jenny nous embrasse et file retrouver son frère.
La nuit tombe déjà sur le Marché de Noël et nous rêvons à un chocolat chaud sous le plaid chaud du canapé. Dans la voiture, nous élaborons, Maman et moi, le menu de Noël. Cela ne nous prend pas beaucoup de temps car chez nous, c’est assez traditionnel et les plats ne changent pas beaucoup d’une année sur l’autre. Je suis heureuse que Maman n’aborde pas le sujet de la rencontre avec Quentin et glisse le dernier album de Bon Jovi dans la fête du lecteur CD.
Alors que nous arrivons à la maison, mon téléphone sonne. C’est Colleen au téléphone, encore plus hystérique que d’habitude.
-Odette est partie ! Odette est partie !
-Hein ? Mais partie où ? De quoi est-ce que tu parles ?
-Odette, la femme de Jean-Luc ! Elle l’a quitté ! Il vient de m’appeler !
-Tu es sérieuse ? Mais, Colleen, ça veut dire qu’elle sait tout pour vous deux !?
-Absolument pas. Figure toi que Madame pète-sec s’envoie un type de quinze ans de moins qu’elle !!!!!
-C’est pas vrai !? Je comprends mieux l’opération des varices du coup…
-Ahah très drôle…
-Mais c’est super pour vous deux ça ! Cette fois il va divorcer, c’est sur !
-Oui, bon, pour l’instant Jean-Luc est un peu abattu, faut dire qu’il ne s’y attendait pas le pauvre !
-Mouais, le pauvre…
-Bon, sinon, je t’embête deux minutes question boulot. On a reçu des chaussons velours pour Joséphine. Tu veux que je les fasse envoyer à la maison de retraite ou tu veux y aller ?
-Non, mets les de côté, je passe les prendre d’ici une heure je les lui déposerai demain…
-Entendu ! Je t’attends !
J’ai le temps d’avaler un café bien chaud et une clémentine avant de reprendre la voiture. Mes parents partent au centre commercial faire les courses alimentaires, nous attendrons ce soir pour nous pelotonner sous le plaid tout doux ! Noël est tout proche maintenant et je me demande bien ce que je vais offrir à Thomas. Quel est le cadeau idéal ? J’aimerais lui faire un beau présent, mais il ne faut pas en faire trop non plus. Mais si mon cadeau est minable à côté du sien ? Mon cerveau bouillonne lorsque j’arrive à mon travail. Je me gare sur ma place habituelle avec l’impression étrange que je n’appartiens plus à l’entreprise. J’entre et je vois tout de suite Mylène en robe pailletée, comme si elle se rendait à la soirée du Nouvel An. Son fond d’écran affiche une photo de Jake Gyllenhaal torse nu, qui la fait remonter dans mon estime, même si c’est plutôt discutable d’un point de vue professionnel.
Colleen arrive, elle aussi endimanchée. Mais qu’est ce qu’elles ont toutes à se pomponner comme ça pour aller au travail ? Nous discutons dans le hall. Je lui évoque mon envie de changer de travail, mon besoin de faire quelque chose qui m’épanouisse réellement, mon plaisir à retrouver mon village d’enfant, le café littéraire…
Soudain, deux bras s’enroulent en douceur autour de ma taille. Je me sens vibrer en croisant le regard de Thomas. Il dépose un baiser léger sur mes lèvres, de la façon la plus naturelle du monde. Je me rends alors compte que j’ai envie que tout le monde soit au courant de notre histoire. Je me fiche de blesser, choquer ou faire parler. Je me fiche de me tromper, souffrir ou regretter. J’ai envie de vivre cette histoire à fond, je suis sûre de mes sentiments à présent. Je me blottis contre lui tandis que Colleen sourit. Les yeux de Mylène s’arrondissent un instant de surprise puis le téléphone sonne et elle reprend le cours de sa journée de travail.
Thomas me demande de l’attendre car il a fini sa journée. Je récupère les chaussons au stock et propose d’aller manger ensemble au café de Romuald car il y cuisine ce soir des flammküches au feu de bois.
Nous arrivons alors que la salle est presque comble dans le café qui me devient familier à présent. Heureusement, mon ami nous trouve une petite place au fond, tout près de mon étagère à livres. En jetant un coup d’œil, je vois que beaucoup de livres ont déjà été empruntés ou remplacés. Je suis heureuse de constater que l’idée de café littéraire plaît et peut encore se développer.
Nous sommes un peu à l’écart de la salle et la lumière tamisée ainsi qu’un doux verre de chardonnay invitent à la confidence. Je profite de ce moment pour aborder le sujet de Nathan, le fils de Thomas. J’ai remarqué qu’à chaque fois que je lui posais des questions sur son fils, il se refermait comme une huître. Ce soir, j’ai envie de comprendre ce qu’il a vécu. Je voudrais qu’il m’accorde sa confiance et fasse ainsi évoluer notre relation. Je tente de le rassurer :
-Tu sais, je t’aime beaucoup et j’ai envie de tout connaître de toi. Pourquoi as-tu tellement de mal à me parler de Nathan ?
Thomas semble diminuer sur sa chaise à l’évocation du prénom de son fils. Ses yeux s’embuent mais il me fixe avant de répondre calmement.
-Quand il est né, je lui ai promis de tout faire pour lui, de lui offrir la famille unie et aimante que je n’avais pas eu. Mais à ce moment là, Laure, mon ex-femme a complètement changé. Elle me repoussait sans cesse, elle prenait Nathan et partait chez ses parents sans raison. Elle disait que je n’étais pas capable de m’occuper de lui. Moi je ne demandais que ça mais elle ne m’écoutais pas et je ne faisais jamais assez bien. Je suis peu à peu devenu transparent à ses yeux. Lorsqu’elle a décidé toute seule que notre mariage n’était pas assez solide pour supporter l’arrivée d’un enfant, elle a tout gardé et j’ai du faire des pieds et des mains pour arriver à m’occuper de mon fils deux week-ends par mois. C’est bien trop peu mais dans ces moments là je profite au maximum de sa présence ! L’an dernier nous avons fêté Noël ensemble chez mes parents, c’était magique de voir ses yeux d’enfant s’émerveiller devant le grand sapin ! J’ai du mal à me dire que cette année je vais devoir attendre le 26 pour lui offrir la caserne Sam le pompier.
Thomas se tait. Son visage s’est refermé mais je suis heureuse qu’il ait partagé tout ça avec moi. Je n’ai pas d’enfant, je ne peux donc qu’imaginer la douleur qu’il éprouve à vivre loin de son petit garçon.
D’un geste tendre, je prends sa main et la porte à mes lèvres. Je lui dis que Nathan va grandir et se faire sa propre idée. Que chaque souvenir avec son père restera gravé en lui. Qu’aucune famille n’est parfaite mais qu’il faut apprendre à composer avec car quand il y a de l’amour…
Je ne lui dis pas que je rêve d’un enfant depuis longtemps, qu’au fond de moi j’espère que notre histoire ne sera pas encore une perte de temps, qu’il sera le bon…
Quand il y a de l’amour… tout est possible…
Diane