Comme je l’avais prédit, le réveil le lendemain est des plus difficile. Alors qu’une migraine atroce comprime ce qu’il reste de mon cerveau, j’ai la langue en coton et les idées floues. Je peine à sortir de mon lit douillet mais j’ai trop envie d’une douche et d’un bon café.
Lorsque je descends dans la cuisine, mes yeux sont encore brillants mais le maquillage a camouflé mes cernes. Mes parents sont en train de vider une armoire en prévision de la journée de dons à la paroisse. Ils plaisantent à propos d’une vieille théière affreusement kitsch, et je me plais à penser que le repas d’hier soir leur a fait oublier leurs petits conflits. Perdue dans mes pensées à l’eau de rose, je me dis que le grand amour triomphe toujours face aux difficultés.
Le trajet jusqu’au travail est laborieux : une faible couche de neige s’est déposée cette nuit, paralysant la moitié du village. Une vieille Opel rouillée me devance sur les chemins de campagne, vitesse de croisière à 35 km/h. J’ai le temps d’observer les paysages recouverts de givre, les arbres nus sur le bord de la route, les lampadaires ornés de sapins et d’étoiles. Moi qui avais déjà prévu de décorer notre sapin en rose poudré, je vais devoir me contenter de sortir du carton le vieux sapin artificiel de mes parents. Cette perspective me déprime au plus haut point et je décide de m’occuper d’acheter un vrai sapin digne de ce nom ce week-end.
En arrivant au boulot, je croise Colleen, qui me jette un regard rapidement avant de s’enfermer dans son bureau. Je la rattrape mais elle me fait comprendre qu’elle a beaucoup de travail alors je rejoins l’accueil la mort dans l’âme. La journée s’annonce vraiment pourrie, il ne manquerait plus que… Bip bip ! Tiens un message de Quentin :
-Salut quand est ce que tu viens chercher tes affaires ?
Cette seule question me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Je sais bien que je suis seule responsable de cette situation. Néanmoins, j’avais la sensation d’être dans une bulle de transition et repoussais les actes définitifs à plus tard. Je m’assois sur mon fauteuil. Il va falloir que je prenne mes responsabilités, que j’aille chercher mes affaires, peut-être même que j’affronte Quentin.
Son SMS me trotte dans la tête toute la matinée, si bien que lorsque midi arrive, j’ai la boule au ventre et aucune envie d’avaler quoi que ce soit. J’attends que les bureaux se vident, la plupart de mes collègues rentrent manger chez eux ou vont à la salle de sport. Pour ma part, je n’ai jamais pu imaginer une seconde courir sur un tapis tout le temps de ma pause de midi. Je vais me chercher un thé vert à la menthe bien trop sucré au distributeur quand tout à coup, le beau Thomas arrive.
Contrairement à son attitude habituelle, il se fait discret et s’approche doucement.
-Hey, écoute je voulais m’excuser pour hier, j’ai été lourd. Je ne savais pas que tu étais en pleine séparation.
-Ne t’inquiète pas pour ça, je ne t’en veux pas, lui réponds-je avec un sourire.
-Je me suis senti mal après. Tu sais j’ai vécu un divorce il y a trois ans, je sais ce que c’est.
-Sérieux ? Tu as été marié ?
-Ça t’étonne on dirait ?
-Non, euh, enfin oui. Je ne m’étais jamais posée la question pour être honnête.
-Quand notre fils est né, la fatigue, le stress ont fait ressortir tout ce qui n’allait pas entre nous. Elle est partie quand Nathan avait 6 mois.
-Oh. Je me rends compte qu’on travaille ensemble et qu’on se croise chaque jour mais que je ne te connais pas.
-Il n’est jamais trop tard tu sais, lance-t-il avec un clin d’œil amical. En tous cas, si tu veux sortir boire un verre un de ces jours, je suis là. En tout bien tout honneur bien sûr.
-Je m’en rappellerai.
Thomas tourne les talons. Une minute plus tard, je suis encore en train de sourire bêtement.
Je profite de ma pause pour aller marcher un peu. Il y a une petite promenade autour d’un lac à deux pas de mon travail et j’aime prendre le temps d’y flâner. Aujourd’hui le lac est gelé. Pas une couche épaisse de glace mais une fine pellicule. J’apprécie le silence, on entendrait presque les flocons tomber sur le chemin. Mes bottes crissent doucement. Je repense au SMS de Quentin. Quand vais-je bien pouvoir aller récupérer mes affaires ? Je vais en profiter pour faire un peu de tri et donner des choses à la paroisse. J’ai le sentiment de commencer une nouvelle vie et j’ai subitement envie de bazarder tout ce qui appartient à ma vie d’avant.
Finalement, pressée de me débarrasser de cette corvée, je décide d’y aller le soir même. Je quitterai un peu plus tôt de façon à être certaine de ne pas croiser Quentin. Je prendrai ce à quoi je tiens le plus et le reste sera donné à des bonnes œuvres. Je laisserai les meubles même si c’est moi qui ai choisi la plupart d’entre eux. Je suis juste un peu triste d’abandonner notre vieux canapé bleu si moelleux. Le reste ne me manquera pas.
Après une après-midi plutôt calme, je choisis le moment de la pause cigarette de notre responsable pour lui parler. Je sors en même temps qu’elle en enfilant à la hâte mon manteau et mon écharpe. Sans demander d’explications, elle m’autorise à partir à 17h et je la remercie chaleureusement. Je demande des nouvelles de Joséphine, sa vieille tante, placée en maison de retraite depuis plusieurs mois.
-Oh, tu sais comment ça se passe dans les maisons de retraite. Ils font ce qu’ils peuvent pour occuper les personnes qui ont encore un peu de raison et d’autonomie mais les journées sont encore très longues.
-Dis lui que nous avons reçu le nouveau catalogue avec les chaussons confort et que je passerai le lui montrer dans la semaine.
-Oh, tu es trop gentille Fanny, elle était tellement heureuse la dernière fois quand tu es allée lui apporter sa nouvelle canne. Elle ne veut plus voir Greg, elle déteste les commerciaux. Elle préfère, je cite « la belle petite brune », elle ne parvient pas à se rappeler ton prénom.
Je ris avec elle et prends note mentalement de passer bientôt la voir avec nos nouveaux modèles de chaussons.
Lorsque nous rentrons, je m’aperçois que j’ai oublié d’ôter mes lunettes pour sortir et une buée épaisse s’étale sur mes verres. Au même moment, comme dans un film, je percute quelqu’un. Je reconnais immédiatement la chemise gris foncé, le parfum boisé, la voix feutrée. Je retire vivement mes lunettes, rouge de honte. Mais Thomas me regarde en souriant. Il ne se moque pas. Son sourire est doux et bienveillant. Je dois me rendre à l’évidence. Ce type me fait craquer. Je détourne mon regard de sa bouche avant qu’il ne s’en aperçoive en balbutiant un « pardon » maladroit. Je reprends ma place derrière l’accueil et il rejoint le local de stock d’un pas léger.
À 17h, il fait déjà presque nuit et je déprime en pensant à l’épreuve qui m’attend.
Je rassemble mes affaires et me dirige vers ma voiture. Alors que je m’apprête à monter dedans, une voix m’interpelle.
-Fanny, attends !
Colleen se précipite vers moi. Elle a l’air gêné. Elle a entendu que j’avais demandé à partir plus tôt et se demande si tout va bien. Je lui raconte mes prévisions de soirée.
Elle sort son téléphone et tape rapidement un texto de ses petits doigts agiles.
-C’est bon j’ai ma soirée. Je viens avec toi. Tu auras sans doute besoin d’une amie.
Sur ces mots, elle s’engouffre dans l’habitacle, le doigt déjà posé sur la radio afin de monter le son…
Diane