Lorsque j’ouvre les yeux, une odeur de café s’engouffre dans mes narines, mettant rapidement tout mes sens en éveil. Je suis allongée sur le canapé, j’ai un peu froid malgré le vieux poêle encore tiède à côté de moi. J’ai finalement réussi à dormir un peu avant que le soleil ne se lève.
Quand j’arrive dans la cuisine, je constate que Quentin a été chercher des croissants et m’a pressé des oranges. Je n’arrive pas à y croire ! Il ne le fait JAMAIS et aujourd’hui, alors que je devrais être en train de comptabiliser tout ses défauts, il me sort le super petit déjeuner du dimanche !
-Salut, je me suis dit que tu aurais besoin d’un bon petit dej vu la nuit que tu as passée, me dit-il la tête baissée.
-Ah, tu as remarqué ?
-Je t’ai entendu faire les cent pas, il y a un problème ? Un souci avec les essayages ?
-Non, non, pas vraiment…
Je bafouille, je tremble, je rougis. Impossible qu’il ne remarque pas mon trouble. Il se lève et vient se blottir contre moi, le nez dans mes cheveux.
À ce moment là, le barrage craque. Un flot de larmes sort de mes yeux gonflés et un sanglot rauque s’échappe de ma gorge. Je me déverse sur son t-shirt de pyjama Star Wars qu’il avait à sa rentrée au lycée. Je voudrais que toutes ces larmes, à elles-seules puissent remplacer les mots horribles que je m’apprête à lui dire. Il me serre dans ses bras. Depuis le temps il me connaît. Il sait que parfois je n’ai besoin de rien d’autre que de ses bras. Mais aujourd’hui c’est différent.
Je me détache de son étreinte et lève des yeux graves vers lui. D’un geste, je l’encourage à s’asseoir près de moi. Je me concentre uniquement sur ses yeux alors que je lui parle, à voix basse, par phrases courtes mais précises. Alors que je vide mon cœur, tout est clair. Je n’ai jamais été aussi sûre de prendre la bonne décision.
Je revois ce regard d’enfant perdu, celui qu’il avait quand j’allais jouer chez Jenny les mercredi après-midi et qu’il nous écoutait parler de l’école, des garçons. Loin d’être le petit frère encombrant, il aimait nous regarder jouer, il nous faisait rire avec ses questions « de petit », lui qui n’avait qu’un an de moins que nous. Il nous a appris à tailler des bâtons en pointe, à allumer un feu, à faire des cabanes à oiseaux. Nous lui avons appris à faire des tresses et des colliers de perles.
Ça y est. Je lui ai dit. Il ne pleure pas. Il est choqué. Je revois ses yeux grands ouverts, son visage de marbre la première fois que nous nous sommes embrassés. Nous avions treize ans, c’était dans le bus, au retour d’un voyage scolaire. J’avais passé la semaine à espérer un signe de sa part, le premier pas. En vain. À 5 km de l’école, frustrée de ce séjour où il aurait DU y avoir quelque chose, je me suis levée, j’ai marché vers le fond du bus, sous les remarques des professeurs et accompagnants. J’ai pris son menton afin de lever son visage vers moi et, devant tout le monde je l’ai embrassé. Le pauvre a eu l’air désemparé. J’ai su plus tard qu’il avait adoré mon initiative mais sa pudeur l’avait tétanisé, entouré des institutrices et surtout de ses copains.
Je relève les yeux vers Quentin. De fines larmes dessinent à présent des sillons le long de ses joues avant de venir se perdre dans sa barbe de quelques jours. Je ne l’ai pas souvent vu pleurer depuis qu’il est devenu adulte. Enfant il était assez renfermé, il n’aimait pas montrer ses sentiments mais des larmes coulaient souvent sans bruit lorsqu’il se faisait gronder ou quand il avait peur de décevoir ses parents. Il a versé son chagrin sur mon épaule l’an dernier lorsqu’il a perdu sa grand-mère. Je ne l’avais jamais vu aussi malheureux. Ce jour là, il a grandi d’un coup. Il n’était plus le petit fils de personne.
Aujourd’hui je revois la même souffrance dans ses yeux, mêlée d’incompréhension. Il se demande ce qu’il a pu faire de mal. Il fronce alors ses sourcils :
-Tu as rencontré quelqu’un, c’est ça ?
-Quoi ? Mais non pas du tout ! Je te jure que non !
-Alors pourquoi, Fanny ? Tu as peur de te marier ? C’est normal, tu sais, moi aussi j’ai peur.
-Ah bon ? Toi aussi ?
-Évidemment ! Ce n’est pas rien, on signe pour passer notre vie ensemble, c’est un engagement énorme…
Il attrape mes mains au creux des siennes et ses yeux pétillent d’espoir. Il a ce même regard que le jour où il m’a fait sa demande. Il serre mes doigts, il commence à s’enliser dans des paroles qu’il espère rassurantes. Il pense me convaincre de faire machine arrière mais je ne peux pas. Je suis navrée d’avoir mis autant de temps à me rendre compte de tout ça, je suis chagrinée d’avoir accepté de l’épouser pour tout annuler maintenant, mais c’est ainsi.
Je retire mes mains doucement et lui répète une dernière fois que ma décision est prise. Je chasse les dernières larmes qui débordent de mes yeux. Je songe à lui rendre la bague qu’il m’a offerte, comme dans les films. Mais je n’ai pas envie de lui faire davantage de mal. Alors je pose ma main sur son épaule, lui dis que je vais préparer mes affaires et partir chez mes parents.
Alors, soudain, subrepticement, un éclair passe devant le bleu de ses grands yeux. Ils prennent soudain une teinte sombre et orageuse. Sa tristesse se mue peu à peu en une colère froide. Il se met à faire de grands gestes. Il ne comprend pas que je reste aussi calme. Il ne comprend pas que mes yeux aient ravalé leurs larmes. Il ne comprend pas comment il a pu être aussi aveugle. Il ne comprend pas comment il a pu être assez bête pour perdre tout ce temps à mes côtés. Au fil des phrases, sa rage enfle, déforme ses traits habituellement si doux. Ses mots deviennent blessants, cassants, incisifs, comme du verre. Je sais qu’il veut me faire mal, ne pas être seul dans la douleur.
Je pars vers la chambre et referme la porte à double tour derrière moi. J’attrape mes bouchons d’ouate sur la table de nuit et les enfonce rapidement dans le creux de mes oreilles. Ce qu’il me dit est atroce. Je refuse d’entendre ces horreurs qu’il regrettera sûrement dans quelques jours. À la hâte, je fourre dans un sac quelques affaires, je jette un rapide coup d’œil autour de moi sans parvenir à savoir ce dont je vais avoir besoin. D’ordinaire très organisée, j’ai toujours une liste très précise de ce que je dois emporter et je rassemble vêtements, livres, médicaments et autres au fur et à mesure. Mais là, je dois improviser.
Je sors de la chambre et me dirige vers la salle de bain. Quentin ne décolère pas et continue à hurler, ce qui est presque comique puisque le son parvient à mes oreilles de façon étouffée. Mon mutisme le rend fou. Je tire la glissière de mon sac de sport, lui jette un dernier regard navré et quitte l’appartement direction le trou perdu dans lequel j’ai grandi…
Diane