J’inspire un grand coup lorsque je m’assois et pose mes doigts sur le clavier froid. Les touches sont douces et satinées mais je sens que ce piano là en a déjà vu d’autres, et qu’il va me falloir le charmer, l’apprivoiser. Mon pouce s’enfonce timidement sur la première note et d’un seul coup, le son s’impose à mes oreilles, une tonique pure, limpide. Pendant quelques secondes, je parviens à oublier que je ne suis pas seule et je laisse mes doigts courir sur les dièses et les bémols, s’approprier cet animal à la fois si délicat et si puissant. Car si je sens que le piano peut devenir mon allié, il va être plus difficile de me faire apprécier des membres du jury, payés à m’écouter, ici et maintenant.
En entrant dans la salle d’audition, j’ai été « accueillie » par cinq personnes assises en rang d’oignon derrière une grande table en bois comme celles des écoliers. En m’approchant pour me présenter et signer un document, j’ai immédiatement repéré un homme d’une cinquantaine d’années, propre sur lui, un sourire arrogant sur son visage émacié. À ses côtés, un jeune homme dégingandé, ébouriffé, en short et tongs, qui aurait davantage sa place dans un tournoi de Beach volley. Puis trois femmes d’âges différents, maquillées grossièrement, insolente et gloussantes. Comment cinq adultes, professeurs, musiciens qui plus est, pouvaient-ils se comporter comme des adolescents en sortie scolaire ?
-Qu’allez-vous nous jouer, Mademoiselle ? Ou peut-être est-ce Madame ? a demandé avec sarcasme une femme aux cheveux jaune paille, faisant délicatement référence au fait que j’étais la seule adulte à passer ce concours.
J’avais en effet constaté avec effroi devant la salle que tous les autres participants avaient entre 7 et 12 ans et qu’ils jouaient des morceaux aussi techniques que le mien.
-Je vais vous interpréter un Nocturne, de Frédéric Chopin, ai-je répondu d’une voix rauque.
–Oh, ben, ça va, ce n’est que le cinquième qu’on entend depuis ce matin, ironisa-t-elle, jetant des regards à ses collègues.
C’est la mort dans l’âme et le cœur au bord des lèvres que je me suis dirigée vers le grand piano à queue. En une seule phrase, un seul regard, cette femme avait pulvérisé le peu de confiance que j’avais en moi. Mais quand j’ai vu l’instrument sur lequel j’allais jouer, une bouffée d’oxygène, comme un souffle de joie et d’espoir m’a emplit le corps. Le superbe piano à queue noir trônait sur une petite estrade haute comme une marche d’escaliers, sur un parquet verni à l’ancienne. Derrière le pupitre, le couvercle laissait voir le cœur de l’instrument, ses marteaux et ses cordes, tendues, prêtes à être frappées pour laisser échapper leur cri. Alors je me suis sentie fière, heureuse même d’être là, à ma place. Moi aussi je vais ouvrir mon cœur, me libérer et laisser jaillir ce qui dort au fond de moi, sous la couche de bienveillance et de respect des règles. J’en suis capable. Je peux le faire. Juste pour toi.
Tandis que mes doigts ralentissent leur course, je perçois des chuchotements dans mon dos. Les cinq jurés ne sont pas capables de se taire pendant une poignée de minutes. Une voix de femme me parvient, à travers un rire étouffé. J’essaie de me concentrer sur mon morceau, trois bémols à la clé, si, mi, la, la mélodie de fond est maintenant lourde et mélancolique. Mon cœur ralentit lui aussi, j’ai presque froid au milieu de cette immense sale. Le tempo n’a plus d’importance, je me laisse bercer par ces notes graves et mes pensées me ramènent à toi. Mamie.
Ta vie n’a pas été des plus faciles. Ta mère, mon arrière-grand-mère, était une femme autoritaire. Lorsqu’elle était enceinte de son premier enfant, de ton frère Gustave, elle avait prédit qu’il deviendrait sportif tellement ses coups de pieds in utero étaient vigoureux. Ainsi, elle a œuvré dans ce sens et Gustave est devenu champion d’athlétisme. À la naissance de Marius, ta mère a voulu faire de lui un musicien. Elle a tout donné pour qu’il joue d’un instrument et il s’est illustré au piano, évidemment. Vers l’âge de 30 ans, il s’est même lancé dans la composition. Quand tu es née, ta mère était heureuse d’avoir une fille, sa première et dernière fille. Mais elle n’avait rien prévu pour toi. Tout naturellement, tu l’as aidé dans la maison, tu as appris à cuisiner, coudre et récurer. Tu as appris à faire des confitures et des conserves de légumes, tu sais tricoter et crocheter, faire des paniers et cuire du pain. Et tu t’es occupée de la maison sans rechigner. Marius, était toujours enfermé avec ses gammes et ses arpèges et il enviait tes après-midis dans le potager. Alors parfois vous vous retrouviez. Tu lui parlais des fleurs, de la pluie et du chien du voisin. Et lui, il t’apprenait le solfège. Tu as compris très rapidement que la musique était ce qui manquait à ta vie, la petite étincelle qui pouvait embraser tout ton être, peut-être même la raison de ta présence sur cette Terre.
Je reprends peu à peu pied avec la réalité. Je suis toujours assise sur le siège réglable en velours noir. Mes mains sont posées sur les touches, les effleurant à peine, tandis que mon pied droit écrase la pédale de résonance, étirant mon dernier accord à l’infini. Mes yeux se ferment, je peine à contenir un éclat de rire. Ça y est, c’est terminé, j’ai réussi à aller au bout du morceau. Je n’ai pas fait d’erreur éliminatoire. Je me retourne lentement. Je ne m’attendais pas à des applaudissements, mais je pensais qu’une fois leur numéro d’intimidation terminé, ils auraient un mot d’encouragement… C’est trop demander à une bande de personnes prétentieuses et irrespectueuses. Deux d’entre elles semblaient perdues dans leurs pensées tandis que les trois autres ne décollaient pas leur regard de leur téléphone, à croire qu’elles ne s’étaient pas rendues compte qu’il n’y avait plus de bruit. Car en effet, un silence opaque, oppressant s’était installé. Un frisson parcourut mon échine et j’osai toussoter :
–Hum, je vous remercie
–Au suivant ! cria l’homme le plus âgé.
Je compris qu’il fallait laisser la place. Un petit garçon tremblotant entra alors que je rejoignais les autres auditionnés. Il serrait sa partition comme si sa vie en dépendait, et semblait terrorisé. Il referma la porte en bafouillant quelque parole inaudible et quelques secondes plus tard, j’entendais les adultes rire à travers la cloison. J’aurais aimé pouvoir entrer, serrer ce petit homme dans mes bras, lui assurer que tout allait bien se passer si il ne prêtait pas attentions aux cinq abrutis derrière leur table. Je guettais chaque son, le siège qui grince lorsqu’il le règle à sa hauteur, le souffle d’avant de jouer, celui qui évacue toute la pression pour ne laisser que les notes. La mélodie d’une berceuse s’élève derrière le mur de plâtre. Il me semble que c’est du Brahms. J’avais un ours en peluche qui jouait cet air lorsqu’on tirait sur la ficelle.
Je me sens indiscrète à écouter le morceau de ce petit bonhomme, alors je m’éloigne de la porte et commence à vagabonder jusqu’au hall d’entrée de l’école de musique. Ce n’est pas une école comme les autres, celle-ci est prestigieuse. Le rez-de-chaussée ressemble à un musée. Le long des murs s’alignent de grandes vitrines derrière lesquelles l’on peut observer des instruments, des partitions originales. Je m’arrête devant la partition de « La Marche turque de Mozart. Le papier est vieilli, évidement, mais elle est stupéfiante. Les notes ont exactement la même taille, la même forme. Pas une seule rature ne vient ternir la beauté du document. Saviez-vous que Wolfgang Amadeus Mozart achevait ses œuvres dans sa tête avant de les mettre sur papier, comme sous la dictée? Telle une mère qui laisse son corps accomplir le miracle pendant neuf mois avant d’accoucher de son enfant bien aimé.
J’imagine alors ton frère Marius, écrivant des indications et des notes en bas de page. Et toi, assise sur le tabouret de bois, tes pieds ne touchant pas encore le sol. Sous tes doigts naissent alors des notes, des mesures, puis des mélodies, puis des morceaux entiers. Ta mère regarde ça d’un œil mauvais. Elle est persuadée que tu n’as pas la fibre musicale. Marius perd son temps, il a fort à faire, et elle t’attend pour étendre le linge… Elle n’entend pas tes progrès, n’écoute pas tes rêves…
Mais déjà Marius a vingt ans et il s’en va étudier la musique à Paris. Il emporte avec lui le piano qui jusque-là faisait partie de vos vies. Le même jour, tu perds ton frère et ton espoir de voir ton existence changer. Pour ne pas tout oublier, tu dessines un clavier sur une grande feuille blanche. Et chaque jour tu joues le seul morceau qu’il t’a appris, le Clair de Lune, de Beethoven. Sans bruit, tu fermes les yeux et les notes virevoltent dans ta tête. Les poils se dressent sur tes avant-bras, tu deviens sourde au reste du monde, tu vis enfin.
Le temps passe et tu fondes ta propre famille, ton mari, mon papi Yvon est un grand rêveur. Il est ébéniste et passe ses journées au contact du bois. Ensemble, vous construisez une maison et la même année, tu donnes naissances à deux petits garçons, en tout point identiques : mon père Joseph et mon oncle André. Lorsque les jumeaux sont entrés à l’école maternelle, tes parents vieillissants avaient besoin d’aide et tu partageais ton temps entre les deux maisons. Ça a été la période la plus difficile de ta vie, ce moment où tu te rends compte que tu es un maillon dans la chaîne. Tu as souffert de ne plus pouvoir écouter tes rêves. Tu as pleuré souvent sur ton oreiller la dureté de l’existence. Tu as gardé la feuille blanche avec les touches dessinées au feutre, longtemps, jusqu’au ce que Marius ne puisse plus jouer et te donne son piano.
Quand tu as posé tes mains à nouveau sur le piano droit de ton enfance, des larmes de joie ont roulé sur tes joues ridées. Tu avais oublié la souplesse des touches, la pédale sous ton pied gauche qui étouffait le son pour ne pas gêner les voisins. Tu ne te souvenais plus de l’odeur de vieux bois, de la couleur du velours au-dessus du clavier. En quelques secondes, tes mains ont reconnu l’instrument, comme la peau d’un amour que l’on n’oubliera jamais. Et alors tu as joué, joué, comme sous l’emprise d’une fièvre. De la première à la dernière note. Ton mari est sorti de son atelier, encore tout recouvert de copeaux de bois, un flacon d’huile de lin à la main. Il n’en revenait pas de ce qu’il venait d’entendre. Il n’arrêtait pas de répéter que tu le surprendrais toujours ! Grâce à ses encouragements, tu t’es inscrite au concours d’entrée de cette grande école de musique renommée dans la région. Tu as essuyé des commentaires désobligeants sur ton âge. Tu as échoué la première année. La deuxième aussi. Et toutes les autres aussi.
Je reviens sur mes pas et rejoins la salle d’audition. La porte est grande ouverte, le piano s’est tu. Tous les participants sont invités à entrer dans la salle. Le petit garçon apeuré se cache derrière sa mère. Celle-ci est la caricature même de la femme bon chic bon genre, jupe culotte, chemisier, mocassins et collier de perles. Elle écoute d’un air pincé une femme aux lunettes écaille, membre du jury, nous remercier et nous féliciter, d’une voix tout sucre tout miel.
–Nous allons à présent, si vous le voulez bien, procéder aux résultats de ce concours d’admission 2018. Je vais nommer les admis dans l’ordre alphabétique. Ceux-ci pourront venir chercher leur enveloppe contenant les documents à remplir ainsi que le règlement intérieur. Il suffira de nous le renvoyer avant la fin du mois.
Elle commence à réciter la liste de noms, je suis à la fin de l’alphabet, j’ai le temps. J’observe les autres participants. Une jeune fille se met à pleurer, j’en ressens presque de la satisfaction. Je la trouvais tellement arrogante. Elle fusille notre petite assemblée du regard avant de tourner les talons et de partir dans un bruit provocateur.
–Alice Noiret, Sébastien Pantoni,…
Mes mains deviennent de plus en plus moites. Mon souffle s’accélère. J’essaie de me préparer à la défaite. Après tout ce n’est pas si important. Le petit garçon, Sébastien apparemment, a repris des couleur et sa mère semble soulagée. Elle tapote son épaule comme si c’était un bon petit soldat, attrape l’enveloppe d’un geste vif et sort la tête haute, traînant dans son sillage son fils qui n’a certainement jamais demandé à être ici.
–Estelle Roncourt, Jérémie Stafford,…
Ces deux-là exultent de joie, leurs yeux pétillent, ils voudraient monter sur les tables, danser ! Mais c’est avec sérieux et dignité qu’ils vont chercher leur enveloppe, celle qui leur ouvrira les portes de leur rêve.
Je me liquéfie. Je n’avais pas remarqué qu’il faisait si chaud dans cette pièce. Je sens la sueur perler dans ma nuque, là où mes cheveux font malgré moi d’horribles frisottis.
-Lucie Weber
Je n’arrive pas à y croire ! C’est moi ! J’ai réussi ! Je reste immobile un instant avant d’aller récupérer les documents. Je cherche quelqu’un du regard, comme une petite fille qui attend des félicitations ou même une récompense. Mais je suis venue seule. Alors je quitte l’école de musique d’un pas léger, j’ai envie de le crier à tous les passants, mon cœur déborde, mes jambes dansent sur les pavés. Je chantonne doucement d’abord puis de plus en plus fort et je marche, je cours, je vole presque…
La lumière de cette fin d’après-midi est douce et apaisante. Je pousse la porte du cimetière et serpente entre les tombes fleuries. La tienne est garnie d’un bouquet de lys, d’une composition de roses rouges et des photos. Il y a au moins cinq cadres. Nous en aurions mis davantage s’il y avait eu la place. Dans l’un deux, une photo de nous deux, prise la semaine dernière, juste avant que tu ne tombes dans l’escalier puis dans le coma. Le verbe tomber est toujours signe de surprise : tomber à pic, tomber amoureux, tomber malade. Parfois la surprise est bonne. Et parfois elle ravage tout sur son passage. Cette année encore tu t’étais inscrite au concours d’entrée pour suivre des cours de piano. Quand j’ai trouvé la feuille avec la date et l’heure, pliée en quatre derrière le pupitre de ton piano, je n’ai pu me résoudre à laisser passer cette chance.
Tu m’as donné des heures à me raconter des histoires, coudre des vêtements pour mes poupées. Tu m’as appris à cuisiner et à dire pardon. Tu as su essuyer mes larmes, m’offrir tes bras, tu m’as protégée. Tu disais toujours que j’étais ton plus beau cadeau, moi qui n’ai pourtant jamais rien fait. Tu m’as appris à nager sans brassards, à pédaler sans petites roues, à aimer sans condition. Je te dois toutes mes victoires. Mais celle-ci elle est pour toi.
Alors j’ai sorti le formulaire de l’enveloppe et je l’ai posé sur la tombe lisse et froide. J’ai pris mon stylo et, en souriant, j’ai écris ton nom et ton prénom, ta date de naissance et ton adresse. J’ai plié la feuille en quatre et je l’ai glissé dans le cadre en pierre, juste derrière notre photo.
–Je te l’offre, Mamie. C’est la moindre des choses. Et je viens te dire au revoir car demain je pars pour Paris. Mon, rêve à moi, c’est d’écrire…
Diane
Diane, j’ai eu le plaisir d’entendre ta nouvelle à Doulcon samedi dernier. Aujourd’hui, je double ce plaisir en relisant tranquillement ton texte. Un seul commentaire : bravo l’artiste, continue dans cette lignée. Brigitte
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Merci Brigitte, j’ai de mon côté aussi été regarder ton site internet qui est très chouette ! À bientôt j’espère !
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Bravo pour le fond et la forme ! Belle écriture et grande sensibilité. Bonne continuation. Marthe
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Merci beaucoup Marthe ! Gros bisous et bonne suite de séjour à Metz 😉
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