Je monte lentement les marches. Lentement, C’est un euphémisme. Plus lentement, ce serait l’arrêt complet. J’ai le temps d’observer le lino bleu légèrement pailleté. Il est un peu décollé dans le coin de la dernière marche. À chaque déclencheur d’alarme incendie, je me surprends à imaginer ce qui se passerait si j’appuyais. Je pose mon doigt sur la surface transparente, exerce une légère pression puis relâche avant qu’il ne se passe quelque chose. Je ne peux pas faire ça. Je suis une gentille petite fille. Sage. Bien élevée.
Je poursuis mon ascension puis emprunte un long corridor. Les couleurs pastels sont apaisantes mais ne suffisent pas à ralentir mes battements cardiaques. À chaque porte je m’arrête pour m’enivrer de ces sons. Ici un saxophone, là un violon. Cette école qui enseigne la musique, le chant, la danse et le théâtre abrite les artistes les plus prometteurs de la ville… et moi. Je ne sais pas ce que je fais là.
Je ne suis pas de leur monde. Tous ici vivent en musique, pour la musique, rêvent d’en faire leur métier. Je m’arrête devant une porte dont l’épaisseur laisse filtrer des gammes réalisées avec adresse à la flûte traversière. Quel instrument gracieux ! Comme la harpe ou le violon, elle dégage une élégance incroyable ! La personne qui s’exerce répète inlassablement les mêmes notes avec une persévérance qui force l’admiration ! Ou trouve-t-elle cette patience, cet entêtement, malgré le souffle qui commence à manquer, les doigts qui se crispent sur le manche métallique ?
Je poursuis mon chemin, je ne suis pas pressée. J’emprunte à nouveau les escaliers pour accéder au second étage. Ici, les notes instrumentales ont laissé la place à la chaleur d’une voix d’homme. Celui-ci semble emporté par un chant lyrique et, en fermant les yeux, j’imagine Orphée, la tête couronnée de Roses. La musique incite au voyage. Elle me fait rêver, oublier un peu le quotidien. Oublier mon cours de piano de 15h, salle 34, au troisième étage.
Je traîne encore un peu. Peut-être que si je ralentis suffisamment, le temps s’arrêtera et 15h ne viendra jamais. Ou alors, si je cours à toute allure dans ce couloir, 15h30 arrivera plus vite et je serai enfin apaisée… jusqu’à mercredi prochain…
Le mercredi réjouit bon nombre de mes camarades. Certains vont chez leur grand-mère. J’imagine qu’elle leur fait des tartines de confiture. D’autres font des jeux de société ou partent en promenade. Certains s’étendent paresseusement devant un dessin animé, sous la surveillance lointaine d’un grand frère ou d’une grande sœur.
Pour moi, le mercredi n’est qu’une promesse d’angoisse. Au fil de la semaine, mes ongles diminuent sous l’assaut de mes dents acérées. Le mercredi matin, je serais prête à tout pour ne pas aller voir madame Chavi. Je croise les doigts pour qu’elle soit souffrante mais malheureusement son système immunitaire défie les lois de la nature. Je ne peux que bénir son mari qui, apparemment motivé et très fécond, m’a par deux fois soulagée de sa présence neuf mois consécutifs. La remplaçante qui prit sa place pendant ses deux grossesses fût pour moi une sauveuse, une héroïne. C’était une jolie rousse, toujours en tailleur pantalon, parfumée, maquillée et très douce. Elle répondait au nom de Muriel et représentait pour moi l’antithèse de madame Chavi. Le plus chic dans tout ça, c’est qu’elle n’en faisait qu’à sa tête ! Elle envoyait balader Chopin et Bach et ouvrait devant mes yeux ébahis des partitions de jazz et de musiques de films. Il va sans dire que j’étais beaucoup plus encline à m’exercer à la maison. J’allais à l’école de musique le cœur léger, l’étau qui serrait ma poitrine se relâchait petit à petit. C’est là que je ressentais les joies de la musique, que les notes me transportaient, que mes doigts courraient sur le clavier sans que je puisse les dompter. Il m’arrivait alors de ressortir de mes papiers un morceau de Mozart ou de Beethoven et de les jouer avec un plaisir nouveau, jamais ressenti lors des cours avec madame Chavi. Car comment aurais-je pu éprouver quoi que ce soit tandis qu’elle s’agaçait, soupirait, trépignait. Je revois encore son vieux crayon en bois, celui avec une gomme au bout. Celle-ci était peu efficace et elle s’en servait pour effacer rageusement des annotations et les réécrire en plus gros, plus voyant. « Je ne suis pas aveugle, Madame » aurais-je voulu lui dire, « ce sont mes doigts qui ne veulent pas ». Elle continuait à saccager chaque semaine les pages des belles partitions que j’achetais en ville avec ma maman. Elle détruisait par ce simple geste toute la pureté de ces portées aux notes suspendues et lorsque je retombe sur ces feuillets aujourd’hui, je n’ai plus envie de les jouer. Leur mélodie est tristement salie par le souvenir de cette âme insensible.
Il y a quelques mois, j’ai croisé Madame Chavi au supermarché. Elle n’a pas pris une ride. Effectivement, comment un visage qui ne sourit jamais pourrait-il se plisser ? Il est resté aussi froid et impassible que dans mon souvenir. J’ai tourné la tête et, d’un coup de baguette maléfique, j’ai perdu vingt ans. Je me suis revue montant les marches de l’école de musique avec mon manteau trop grand et mon cœur trop lourd. Enseigne-t-elle encore le piano ? Houspille-t-elle encore ces jeunes qui, comme moi, aiment cacher leurs mains sous des manches trop longues ? N’a-t-elle pas compris que nos doigts voulaient seulement se dérober à son regard perçant, à sa voix nasillarde ?
Ce jour-là, j’ai terminé mes courses rapidement avec une boule dans la gorge. J’avais envie qu’elle sache à quel point sa rudesse et son aigreur m’ont blessée. Mais je ne peux pas faire ça. Je suis une gentille femme. Sage. Bien élevée.
Alors je suis rentrée à la maison, je me suis assise devant ces touches noires et blanches et j’ai joué, joué, très longtemps. Notre pauvre piano a peiné à faire résonner ses cordes, enrouées par un trop long silence.
Au bout d’un moment, ma fille de trois ans s’est approchée et elle m’a dit :
« Maman, je savais pas que tu savais jouer des trucs durs comme ça ! »
Après avoir écouté mon histoire, elle a levé vers moi sa petite frimousse et a répondu :
« Donc c’est un peu grâce à la méchante madame que tu sais jouer tout ça ! »
J’ai souri. Les enfants, ça vous fait grandir. Le soir, j’ai repensé à la méchante madame. Et je crois que je lui ai pardonné.
Diane
J’ai bien aimé ce texte « les touches blanches et les touches noires » : bien écrit , style dynamique, histoire intéressante
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Merci beaucoup !! Ca fait plaisir de voir que nos textes sont lus, et plaisent 🙂
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Une belle plume pour un souvenir d’enfance un peu lourd. Une thérapie par l’amour des mots? Sûrement!
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Oui sans aucun doute !! Contente de voir que tu suis de près nos petites aventures ☺️
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