La Gourmandise : La fin en un éclair

« – Tu reprendras bien un morceau de tarte ? » demande Lucette d’un air enjoué mais légèrement autoritaire.
C’est toujours ainsi les repas chez tante Luce, elle semble vous proposer quelque chose, mais en réalité, vous êtes obligés de vous resservir, sous peine de subir sa litanie habituelle : « Tu n’aimes plus mes bons petits plats, moi qui ai passé la matinée à cuisiner pour toi, puisque c’est comme ça, je ne te ferai plus de bonnes choses, de toute façon je ne suis bonne à rien… » et tout le bataclan…
Malgré sa tendance à engraisser toute la famille, elle restait maigre comme un clou, à croire qu’elle se nourrissait des effluves de ses délicieux plats mijotés. Mon père disait même qu’elle invitait, non pas pour le plaisir de recevoir, mais pour pouvoir découper, éplucher, poêler, gratiner, dorer viandes et légumes… et s’entendre congratuler à la fin, lorsque, repus, nous ne pouvions plus bouger de notre chaise.
Car rien n’était plus doux à ses oreilles que des compliments concernant sa cuisine. Aussi jouions nous le jeu et usions de superlatifs alambiqués de peur qu’elle ne tombe inanimée… Même Clémence et son appétit d’oiseau n’arrivaient pas à lui résister.
Mais revenons à la tarte. Tante Luce tient dans sa main son éternelle pelle à tarte. J’essaie de me rappeler un moment où elle n’aurait pas dans la main quelque couteau, spatule, écumoire ou autre ustensile de cuisine. Peut-être est-elle comme Edouard aux mains d’argent, avec son argenterie directement fixée aux poignets… Aujourd’hui, c’est de la tarte à l’abricot. Ce n’est pas ma préférée mais je suis gourmande et me laisse tenter. La pâte sur le bord est dorée et croustillante, les abricots coupés en deux sont lisses et brillants, comme recouverts de miel. J’en ai l’eau à la bouche. En quelques secondes, mon assiette est vide. Je sais que tante Luce va m’en proposer encore et encore, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.
Quand je rentre à la maison, je me sens mal, non pas d’avoir trop mangé mais de n’avoir pas su dire non une fois de plus. Je ne devrais plus aller chez elle, mais même au téléphone, lorsqu’elle m’énumère les délicieuses pâtisseries qu’elle a confectionné pour la paroisse ou pour je ne sais quelle autre occasion, je ne peux m’empêcher de grignoter en même temps, afin d’associer le plaisir gustatif à celui des oreilles.
Bon, il ne faut pas se mentir, ce n’est pas non plus de la faute de Luce si j’ai un petit souci avec la nourriture. Ce n’est pas de sa faute si depuis ma plus tendre enfance je suis bien au-dessus des courbes de poids. Et mes courbes à moi n’ont rien d’appétissant. Je tente de les camoufler derrière des tissus informes, pendant que mes amies s’échangent en riant leurs derniers tee shirts, pantalons à la mode. La mode des gros, elle, est démodée, c’est un comble ! Ou plutôt intemporelle, toujours les mêmes tissus fluides, les mêmes imprimés grossiers, les mêmes étiquettes immenses (car il en faut de la place pour écrire XXXXL), toujours les mêmes vendeuses filiformes au sourire ultra bright qui vous disent : « Oh ! Je trouve que cette coupe froncée vous avantage ! Et cette couleur ! Elle vous donne un teint é-cla-tant ! ». A côté des magasins « réservés aux femmes rondes », on trouve souvent une pâtisserie. Peut-être implantée là par un sadique voulant nous réconforter après quelque essayage infructueux… Qui sait ? Près de chez moi, il y a une pâtisserie spécialisée dans les éclairs. Chaque vendredi, elle nous réserve une nouvelle surprise, un nouveau moment de plaisir gustatif, un éclair au spéculoos, à la violette ou encore au carambar. Chaque vendredi, avec Clémence, on succombe à ce pêché de pure gourmandise et on file sur notre banc derrière l’hôpital. Peu importe le temps, c’est notre rendez-vous hebdomadaire, notre parenthèse à nous, l’instant aussi où il nous arrive de nous confier, de rire, de pleurer, de mettre des mots sur nos maux.
Malgré nos « vendredi éclair » comme on les appelle, Clémence est aussi fine que je suis grosse. Encore un cliché, pensez-vous, la meilleure copine mince, jolie, populaire. Mais il n’en est rien. Clémence me comprend, je dis toujours qu’elle a dû être obèse dans une vie antérieure, allez savoir. Elle m’écoute, me fait rire, me réconforte, me conseille et me soutient à chaque fois que j’entreprends un régime, c’est-à-dire chaque dimanche soir. Je l’aime comme une soeur, et avec elle, je me sens un peu moins mal.
Clémence, elle est fan de métal. Elle prend le train de ville en ville afin de voir en vrai ses groupes préférés. Elle me raconte tout car elle sait que mes parents m’interdisent de voyager sans eux. Grâce à elle, je connais toutes les grandes villes de France, les grands groupes de rock du monde, les solos de guitare « cultes » comme elle aime si bien dire ! De mon côté, je lui donne un coup de main en étant à l’affut des dates de représentation. Je navigue sans arrêt sur le net pour lui dégoter les billets les moins chers, les meilleures places…
« – Je te ressers, Cassandre, il ne reste plus qu’un minuscule bout ! »
Le minuscule bout en question correspond à peu près au quart de la tarte. Le quart de la tarte correspond à peu près à un million de calories. Ce million de calories correspond à peu près à une heure trente de larmes dans ma chambre… Mais tante Luce me fixe comme si sa vie en dépendait.
Je hoche la tête, résignée, un morceau de plus ou de moins de toute façon. Une fois dans ma bouche, le malaise disparaît, quel délice ! Je crois que je pourrais en manger encore et encore sans jamais me lasser ! Dieu bénisse Lucette et ses recettes !
Soudain, je sens quelque chose tomber sur mon bras. Un abricot, puis un autre sur ma tête, puis encore un autre. Bientôt la nappe fleurie est recouverte d’abricots. Il en tombe de partout, comme une pluie torrentielle. Je tombe de ma chaise, les fruits recouvrent mes pieds, mes jambes, mon ventre. Je tente de crier, j’agite mes bras dans tous les sens mais je n’entends plus rien sauf la voix de ma tante : « Cassandre, il faut manger ma fille, Balzac ne disait-il pas que la gourmandise est une grâce chez les femmes ? » Clémence aussi est là, elle me regarde avec un sourire triste mais n’esquisse aucun geste pour m’aider.
J’ouvre les yeux, tout est flou autour de moi. Tout est blanc, propre, trop propre. J’entends un bip régulier, un brouhaha à l’extérieur de la pièce. Je sais que je suis en vie, le rythme de mon coeur s’apaise tout doucement. Il a l’air de souffrir ce coeur, je crois qu’il est fatigué d’avoir porté tout ce poids. La perfusion délivre au goutte à goutte un liquide transparent dans le but de m’hydrater.
Je fais toujours ce même cauchemar, jour après jour, nuit après nuit. Je n’en peux plus, je leur ai demandé d’arrêter de me droguer. Je préfère ne plus jamais dormir que refaire ce rêve encore et encore. Ce rêve qui me ramène quelques mois plus tôt seulement.
Je soulève mon bras avec difficulté, il est si lourd. Ma main tâtonne sous le drap rêche, touche mes côtes, la peau flasque de mon ventre, ma poitrine dégonflée, le contour de mon bassin. Mon corps n’est plus qu’une silhouette fantomatique. Un amas d’os entouré de beaucoup trop de peau.
Depuis six mois que je suis ici, les jours se suivent et se ressemblent, comme l’histoire de l’enfant qui fait le voeu de revivre chaque jour le jour de son anniversaire. Sauf qu’ici il n’y a ni gâteaux, ni cadeaux, ni famille souriante. A la place, on vous dépose de petits gobelets transparents remplis de comprimés insipides, des poches de liquide sensés vous nourrir par sonde. La famille est là, mais elle ne sourit pas. Elle est inquiète, démunie. Elle chuchote, elle sort, elle rentre, charriant avec elle des effluves de café, de cigarette, d’angoisse.
Moi, l’angoisse ne me quitte plus. Je revois ma mère, les yeux fixés sur le journal télévisé le jour du drame, j’entends les accords de guitare, puis les coups de feu, les cris. Je ferme les yeux, très fort, à m’en faire mal aux paupières. J’espère que quand je les rouvrirai, tout sera fini. Je sais qu’elle est là-bas, c’est moi qui lui ai trouvé les dernières places pour le concert des Eagles of Death Metal.
La police me le confirmera plus tard. Clémence fait partie des 130 personnes qui ont trouvé la mort ce soir-là, au Bataclan.
Le 13 novembre 2015, j’ai cessé de m’alimenter.
Les psychologues ont dit à mes parents que j’étais sous le choc, que je me punissais, que je voulais fuir la réalité, que j’essayais de maîtriser un monde nocif etc… Ils en ont entendues des théories fumeuses. Moi, je ne comprends rien à tout ça. Tout ce que je sais, c’est que j’ai tout perdu ce jour-là. Ma meilleure amie bien sûr, ma soeur de coeur, mon enfance, mon insouciance, mais aussi mes repères, ma foi en Dieu et en l’avenir.
Je n’ai plus faim, la peur et la rage me remplissent pleinement. Mais je me bats. Chaque jour qui passe est un pas en avant, chaque kilo gagné une petite victoire.
Mon corps est comme il est, mais j’apprends à l’accepter, à l’apprivoiser. Je suis sortie de l’hôpital mais mes proches me surveillent. D’un peu trop près je trouve.
D’ici peu, quand les séances de kinésithérapie auront renforcé un peu les muscles de mes jambes, je pourrai marcher un peu, peut-être jusqu’à l’hôpital, peut-être jusqu’à notre banc… Et si c’est un vendredi, je mangerai un éclair en pensant à elle.

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